LE SEIGNEUR et ORTEGA

Après quelques instants d'observation réciproque, ce fut Ortega qui engagea la conversation. Son vocabulaire était beaucoup plus riche et son langage élaboré que ce que son apparence laissait supposer, ce qui incita Galwein à redoubler de méfiance.

- J'ai beaucoup entendu parler de vous, señor, ainsi que de votre organisation, mais toujours à voix basse et à mots couverts. J'avoue que la nature exacte de votre activité m'échappe un peu…

- Nous considérons que la nature humaine est au centre de nos préoccupations et constitue, si j'ose m'exprimer ainsi, la matière première sur laquelle nous travaillons, débita le Seigneur avec l'aplomb d'un président de multinationale.

Les petits yeux ternes clignèrent sous les paupières alourdies de graisse. L'homme était dubitatif, se demandant visiblement si une telle réponse pouvait être interprétée comme un sarcasme, ce qui était précisément le cas.

- Je constate que nos domaines de compétence sont assez proches. Envisagez-vous dans un proche avenir une collaboration qui se révèlerait lucrative pour les deux parties ?

Le Seigneur haussa un sourcil méphistophélique.

- Moi ? Nullement ! S'il est vrai que mon organisation occupe un créneau très spécialisé, il est indéniable que votre activité compromet malheureusement sa rentabilité. Quoique nous nous soyons positionnés différemment sur le marché, en fin de compte nous nous trouvons engagés dans une logique de concurrence. Cette situation regrettable nous pénalisant tous deux, il me paraît judicieux d'y mettre fin dans les meilleurs délais. C'est pourquoi je suis venu vous proposer une convention qui éviterait entre nous toute… friction susceptible d'être préjudiciable à la bonne marche des affaires.

- Ah oui ? Et quels seraient les termes de cette convention, d'après vous ?

- Je suggère que vous vous retiriez de cette ville et transfériez le siège de votre organisation dans quelque état voisin où, soyez-en sûr, tous mes vœux de prospérité vous accompagneront.

Le chef de gang resta un instant interdit car le Seigneur ne s'était pas exprimé sur ce ton de menace et d'imprécation qui était familier à la pègre, mais avec la suave urbanité d'un prélat et prince de l'Église. Puis il éclata d'un rire tonitruant qui dévoila avec complaisance une denture intégralement aurifiée, ainsi qu'une langue percée par un bijou serti d'un volumineux diamant. À ce spectacle Galwein se sentit légèrement nauséeux.

- Le señor a le sens de l'humour ! Combien de temps le señor m'accordera-t-il pour boucler mes valises ?

- Je ne veux surtout pas vous mettre le couteau sur la gorge : que pensez-vous d'un délai d'un mois ? Cela vous laisserait le temps de vous retourner.

À présent une sueur froide vernissait le front du malfrat. Il jeta quelques regards furtifs vers le gros de sa troupe qu'il devait trouver bien éloignée, commençant sans doute à craindre d'être tombé dans un traquenard.

- Quelle contrepartie financière me proposez-vous ? Que gagnerais-je à partir en abandonnant tout ce que j'ai mis sur pied dans cette ville ?

- Le plus précieux des biens : la vie.

- Est-ce tout ? Vous n'êtes guère généreux, señor.

La tension entre les protagonistes était devenue palpable et Galwein pressentait une explosion imminente.

- Je conçois fort bien ce que ma requête peut avoir d'inattendu à vos yeux, señor Ortega. Je vous en prie, prenez le temps de réfléchir, de consulter vos associés, de peser le pour et le contre. Pourriez-vous toutefois me faire part de votre décision, disons, la nuit prochaine ? On dit que le jour porte conseil.

- Et que me faudra-t-il faire pour vous être agréable, señor, si je me trouve, à mon plus grand regret, dans l'impossibilité de répondre favorablement à votre requête ?

Le Seigneur leva les mains au ciel avec une onction toute ecclésiastique.

- Oh ! Presque rien : mourir.

Pour le coup le ruffian explosa.

- ¡ Hijo de puta ! Tu oses me menacer ! Qui es-tu pour venir me provoquer sur mon propre territoire ? Tu travailles pour les Triades chinoises, n'est-ce pas ? Ou bien pour la Mafia sicilienne ? Mais cela ne te servira à rien : je suis le maître ici et personne ne respire sans mon autorisation ! Si tu te mets en travers de ma route tu es mort, tu m'entends ? Mort et enterré !

- Allons, soyez raisonnable : je ne peux pas être plus mort que je ne le suis déjà. Et apprenez que je ne travaille jamais que pour mon propre compte. Conservez donc votre sang-froid - tant qu'il est encore dans vos veines…

Ortega, qui gesticulait toujours dans ses accès de colère, esquissa un geste de menace en direction du Seigneur. Celui-ci, impérial, n'eut pas même un battement de cil, mais déjà Galwein s'était interposé entre lui et son agresseur potentiel. Plus puissant mais plus lent, el Tiburón carra ses épaules comme un buffle qui va charger.

- Dis, tu crois me faire peur, espèce de grande chauve-souris malade, avec ton bâtard des tourbières ? Ni les Chinois, ni les Ritals, ni les Fédéraux n'ont réussi à avoir ma peau, et ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé !

- Un peu de modestie, mon ami : votre peau ne m'intéresse nullement, pas plus d'ailleurs que le reste de votre personne. À vrai dire votre odeur m'insupporte, vos opales ont été améliorées par chauffage et quant à votre précieux diamant, il renferme un crapaud de la taille d'un éléphant.

Hors de lui à force de fureur, le mafieux ne trouvait plus ses phrases. Il ne put que rugir une volée d'injures en espagnol tout en s'engouffrant dans sa limousine blindée, toujours flanqué de son homme de main dont les muscles étaient tendus comme des ressorts d'acier et de son mignon dont les yeux égarés continuaient à osciller avec la régularité d'un balancier d'horloge.

- Tss-tss ! fit le Seigneur avec une réprobation faussement apitoyée. Quels déplorables écarts de langage, de la part de quelqu'un qui avait l'air si bien élevé ! Voilà bien nos nouveaux riches : dès que vous grattez la pellicule dorée, la crasse réapparaît !

Au-delà du cercle des lumières, Luis Ortega, réfugié au sein de sa petite armée, vociférait à s'en faire éclater les artères.

- Sangre de Dios ! Ils ne sont que trois ! Tuez-les tous ! Non, pas leur chef, amenez-le moi vivant, je veux l'éventrer de mes mains et le pendre avec ses propres entrailles ! Mais bien sûr il n'y avait plus personne

 

 

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LE CHANT DU STRIGOÏ

 

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La Presse en parle critique de P. Stolze dans BIFROST 70 avril 2013
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Le tombeau

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Le Seigneur et Ortega

Galwein et le prêcheur