L'ÉTRANGE LOCATAIRE DE LA RUE MANIN
C'est le moment que choisit une superbe plante, un genre
d'orchidée rousse aux lèvres carminées, pour pousser la porte disjointe
du bar. Qui, de ce fait, grinça. Et du même coup, réveilla Édouard avachi
sur le radiateur. Il se sentit court-circuité comme s'il avait laissé
ses doigts traîner dans une prise de courant.
Il s'était habitué aux visages ravagés des pochardes du
quartier qui venaient réchauffer leurs désillusions au même comptoir
que lui. Elles étaient devenues des copines. Un peu plus même pour certaines,
quand le vague à l'âme donnait l'impression de disparaître dans un corps
à corps.
Cette fleur vénéneuse, du fait de sa beauté, de ses manières,
de cette façon élégante qu'elle eût de susurrer - un café pas trop serré,
avec deux sucres, sans vous déranger, monsieur, d'avance merci - lui
coupa le souffle. Et celui du patron derrière son zinc. Robert avait
une longue pratique des représentantes du beau sexe qui encombraient
son commerce de leurs rires fous, de leurs hoquets grassouillets et
de leur laideur monochrome. Les inflexions suaves de la jolie rousse
leur donnèrent à tous deux l'impression qu'une colonie de fourmis crapahutait
le long de leur colonne vertébrale.
Édouard regarda l'inconnue comme s'il découvrait le premier
la tombe inviolée d'Aménophis III. Il rajusta sa cravate qu'il gardait
gracieusement enroulée en minerve autour du cou. Se redressa, observa
son reflet dans la vitre, trouva qu'il n'était pas dans un trop mauvais
jour, osa un sourire vers l'orchidée, tandis qu'il claironnait d'une
voix rajeunie au patron médusé de découvrir Docteur Jekill après avoir
fréquenté assidûment Mister Hyde
- Un vichy menthe s'il vous plait, monsieur, d'avance
merci -