critique de Pierre Stolze dans la revue Galaxies
n°58 reproduite avec
l'autorisation de l'auteur Les
Chloryphèles de l'Empereur
éd Le Verger des Hespérides J’ai déjà dit tout
le bien que je pensais d’Eric Lysøe, d’abord à propos de sa formidable
anthologie en quatre volumes sur le fantastique belge (La Belgique
de
l’Étrange, 4° tome paru en 2010 aux éditions Luc Pire) , puis à
propos de
son recueil Les Tambours du Vent , Prix La Cour de
l’Imaginaire (2014). Et je vais encore dire du bien de lui à propos de
son
dernier roman Les Coryphèles de l’Empereur. Le maître verrier
Barthélemy Ranquelm se rend, avec son jeune disciple Anthelme
Droizorviaud, au
monastère de Fontfroide afin de restaurer la rosace de l’abbatiale
ainsi qu’un
autre grand vitrail mystérieusement détruits. Au bord du chemin ils
découvrent
une chrysophèle, une bille de métal aux nombreuses aspérités et qui,
sous le
soleil, éveille des arcs-en-ciel. Dans le village où ils font une
dernière
halte, ils rencontrent de nombreux brognes de l’oeil gauche, dont
l’aubergiste
local et sa jolie fille, Colombe. Ils rencontrent également un
palefrenier dont
la main sectionnée a été autrefois remplacée par une main de verre, une
main
réellement vivante, travail effectué par le fils d’un ingénieur
travaillant
pour le compte de l’Empereur d’Austrasie, Maximilien III. On apprend
par la
suite que le palefrenier a été étranglé par cette même main de verre
qu’il tentait
de couper à la hache. Main maléfique qui fut ensuite jetée au feu. Main
du
diable ? L’abbaye de Fontfroide
possède une immense bibliothèque, de huit étages, dont le dernier n’est
accessible que pour certains privilégiés. Le maître verrier va y
découvrir un
codex en langue palatine dans lequel a été dessinée une main de verre
tenant
une Coryphèle. Mais il lui faut un traducteur. Barthélemy laisse à son
disciple
Anthelme le soin de restaurer la rosace et lui fera du grand vitrail
son
chef-d’oeuvre : il représentera un prophète Ezéchiel à l’oeil
vivant. Mais
il semble devenir de plus en plus fou. À cause de ce manuscrit
impossible à
traduire ? C’est Anthelme qui finira par comprendre le lien entre
les
borgnes et les coryphèles : dans chacune d’elles sommeille un
dragon qu’il
ne faut surtout pas réveiller. Car alors ils vous dévorent l’oeil
gauche, et,
s’ils ne s’y lovent pas en se reminiaturisant, ils vous y injectent un
poisson
violent qui vous tranforme peu à peu en zombie au service de
l’Empereur. Et ce
brave Anthelme, après la mort violente de son maître, après avoir
vaincu un
terrible dragon, donnera à la belle Colombe un oeil de verre vivant de
sa
fabrication. Où et quand se déroule
cette histoire fantastique ? L’abbaye de Fontfroide existe bel et
bien , il
est fait allusion à la Peste Noire (1347 – 1352), à des arquebuses (qui
n’apparaîtront, cependant, que vers 1450). Mais s’il y a bien eu deux
Maximilien Empereurs du Saint Empire Germanique, il n’y a jamais eu de
Maximilien III, Empereur d’une Austrasie qui n’a existé qu’entre 561 et
751.
Bref, nous sommes là dans un univers décalé où le verre peut devenir
vivant et
où les dragons se gobergent de globes oculaires, surtout gauches. Les influences de ce
roman sont multiples et je n’évoquerai que les deux plus évidentes. 1
- Le
Nom de la Rose d’Umberto Ecco, bien sûr : les rapports
entre
maître Barthélemy et son disciple Anthelme rappellent ceux entre
l’ex-inquisiteur Guillaume de Baskerville et son secrétaire Adso
(lequel, lui
aussi, tombait sous le charme d’une villageoise). La bibliothèque de
Fontfroide
ressemble tellement à celle de l’abbaye imaginaire d’Ecco, avec ses
textes
sulfureux qui ne doivent pas tomber entre n’importe quelle main. 2
- La
Main de Gloire, de Gérard de Nerval, et cette expression
« main de
gloire » se trouve explicitement dans le roman avant d’être
corrigée en
« main de verre » , confusion compréhensible car les termes
sont si
proches en langue « palatine » ( « glaarhandt » et
« glatshandt »). Ajoutons encore La Main du Diable,
film de
Maurice Tourneur (1942) avec Pierre Fresnay. De plus, le roman est
quelque peu
anti-religieux, maître Barthélemy s’avérant plutôt mécréant, ou
agnostique,
comme l’était la trilogie À la Croisée des Mondes de
Philip
Pullman. Ce roman destiné à la
jeunesse, en l’occurence aux grands ados ou jeunes adultes, s’avère
assez
didactique : tout, vous saurez tout sur les diverses étapes de la
fabrication d’un vitrail. Sans oublier aucun terme technique. Mais cela
ne gêne
en rien la progression du récit, pas plus que certaines phrases
complexes que
l’on trouve rarement dans ce genre de récit. Car Eric Lysøe a du style.
Une
écriture qui se goûte, se savoure. Et c’est pas plus mal. Comme tous les ouvrages
publiés par le Verger des Hespérides, Les Coryphèles de
l’Empereur bénéficient
d’une typographie aérée avec de grands caractères (moins de 800 signes
par
page) et d’une illustration abondante. Due ici au talent d’Y. Eban,
eurasien né
au Viet Nam et aquarelliste à la réputation non usurpée qui s’essaie
ici aux
dessins à l’encre de Chine. Bref, ce volume est en soi un véritable
livre
d’art. 20 € ? On aurait tort de se priver ! |
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