Je vais éviter de disserter sur Hugo, sur son rapport à la musique - qui ne se limite pas à la fameuse " Défense de déposer de la musique le long de mes vers " (que certains attribuent d'ailleurs à Leconte de Lisle). Si ma mémoire est bonne, cet hymne à la musique " concrète " (avant la lettre) est, comme le dit le titre et comme le soulignent les deux derniers vers du poème, " Écrit sur la plinthe d'un bas-relief antique ". C'est dire si Hugo joue ici des contrastes entre les arts : la petite musique ordinaire des êtres, qui se déroule au fil du temps, et l'immobilité minérale qui ne produit l'idée de mouvement qu'en le figeant. Ceci dit, il est vrai que tout est musique, ou plus exactement qu'on peut retrouver l'émotion, la sensation musicale dans ce qui nous entoure. Si nous étions des dieux, il nous suffirait de prendre un peu de recul pour voir à quel point les sons de tous les jours : la radio (insupportable !) du voisin, la respiration du malade, cette moto qui pétarade au coin de l'avenue, le gémissement des amants - tous ces bruits bien ordinaires composent une étonnante symphonie. Un peu comme ce qu'on entend juste avant que ne débute un concert, lorsque l'orchestre s'accorde. Le hautbois donne le la, les autres instruments le reprennent dans leur tessiture particulière, à un ou deux octaves en dessous ou au-dessus. Les violonistes, altistes, violoncellistes et contrebassistes ajustent chacune de leurs cordes. Puis tout ce joli monde part en traits mélodiques, en arpèges, apparemment dans le plus complet désordre. Et bientôt, ce chaos sonore se découvre une étrange unité. Quand je vivais au Caire, tous les matins, à l'aube, c'était la même impression. Chaque muezzin y allait de sa petite partition. Et bientôt se formait ce que les musiciens appellent un " cluster ", un agrégat de sons d'autant plus émouvant qu'à cet instant précis le disque solaire faisait son apparition au-dessus de la ville. Il n'y avait pas besoin d'être dieu, alors, le divin venait à vous. " Un hymne sort du monde " : c'était exactement cela. Et à mes yeux, à mes oreilles, ces muezzins ne chantaient pas dieu, mais le monde, la nature, le soleil, et ces millions d'habitants qui commençaient à se réveiller et à vaquer à leurs occupations quotidiennes.

Pour moi qui suis agnostique, ces images sonores et visuelles véhiculent un enseignement très fort. Que sommes-nous à l'échelle de l'univers, pauvres particules animées d'un mouvement brownien ? Quel peut être le sens de notre vie ? Nous participons, chacun à notre mesure, au chaos symphonique de notre monde. Armées de leurs certitudes, les religions entendent réglementer ce chaos, le diviser, séparer la nuit du jour. Ce faisant, elles détruisent la belle musique de l'univers. Au fait, comment se dit " chaos " dans la Genèse ? Tahom. Or ce mot est dérivé du nom de la déesse mère babylonienne, Tiamat. Vous voyez, le chaos que j'aime est féminin. Comme quoi décidément tout se tient !

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LES TAMBOURS DU VENT